Je m'étais endormi sur le siège arrière d'une voiture, sur une autoroute belge. Comme convenu, on me déposa à Bruxelles, au rond-point Schuman, en plein milieu des institutions européennes. Il faisait nuit. Engourdi de sommeil, je regardai autour de moi. Le quartier était mort.
Je me mis en route, en direction de l'hôtel. Personne, nulle part, il n'y avait que le bruit de la circulation. Un jeune oriental pressé marchait vers moi, vêtu de blanc jusqu'aux pieds, chantant un air arabe. Rapidement, je fus seul de nouveau.
Tout à coup, je n'étais pas encore tout à fait réveillé, un concentré d'orient venait à ma rencontre. Des hommes en costume traditionnel, des mères voilées, un mouvement déterminé. Cette nuit-là, seul un groupe de musulmans se dirigeait vers la station de métro Schuman, qui de jour était l'artère principale de la ruche européenne. Je n'essaie pas d'être symbolique. C'était réellement ainsi.
Je voulais avoir traversé le quartier européen une fois de nuit. Les images que l'on connaît des bandes dessinées de gorges urbaines dont les immeubles sont les parois, totalement vides d'humanité, auraient trouvé leur réalisation fidèle sur quelques kilomètres carrés de Bruxelles.
Un samedi soir je revins encore une fois, de nouveau la nuit, de nouveau à dix heures. Je commençai de nouveau à Schuman, mais cette fois, aucun musulman ne vint à ma rencontre, la "Grande mosquée" proche du "Parc du Cinquantenaire" était silencieuse.
Je remontais l'avenue de Corthenberg, bordée d'immeubles de bureaux représentatifs, les pittoresques ruelles adjacentes étaient habitées. L'avenue Corthenberg me déçut, car toutes les cinq minutes, je rencontrais quelqu'un.
J'empruntai la rue de la Loi, qui était déjà meilleure. Une tranchée de circulation, tracée à la règle, à quatre voies, parcourue de vagues de circulation bruyantes. Même dans les rues adjacentes, rien que des bureaux vides. Je notais tous les passants, ce qui ne représentait pas beaucoup de travail.
Entre les blocs administratifs sombres je remarquai une maison qui m'avait échappé pendant la journée. Le dernier immeuble ancien à deux étages, avec de fines nervures de fer forgé devant une porte d'entrée vitrée. Éclairé doucement de l'intérieur, le verre recevait la projection d'une croix fluette entourée d'un cercle. Dessus on pouvait lire : „Church of Scientology International. European Office for Public Affairs & Human Rights.”
J'allais dans la rue Belliard. Gotham City sous sa forme la plus pure qui n'a pas d'équivalent. Sur une ligne droite pour fonçeurs, à cinq voies, des projectiles lancés à 100 à l'heure s'élançaient dans la bouche ouverte d'un tunnel. Des immeubles de bureau semblable à des châteaux-forts sombres, la plupart à huit étages, certains sans indication quant à leurs occupants. J'identifai l'immeuble de la commission DIGIT abritant les représentations de Lithuanie et du Bade-Wurtemberg. Le trottoir était sombre et étroit. Ces milliers de fonctionnaires, me demandais-je en sentant le vent des automobiles, sont-ils déversés dans la septième porte de l'enfer tous les jours après le travail ?
Je n'ai jamais trouvé de vide plus pur, nulle part. Même dans les rues adjacentes silencieuses, immeuble après immeuble, je restais seul.
Après trois heures, je descendis vers le fond de la vallée qui donne à l'ensemble son nom "Vallée des eurocrates". D'un côté, c'est le colosse brun du Conseil de l'Europe qui a élu résidence. De l'autre, la pente remonte vers le parlement européen à travers le "Parc Léopold".
Au fond de la vallée, il existe un parc avec 24 fontaines, dans lequel je n'ai jamais vu quelqu'un assis, même pas pendant la journée. Là se trouvent 48 bancs publics pour 96 amoureux absents. Je me reposais sur l'un d'entre eux.
Je regardais sur les fontaines et n'en crus pas mes yeux. Les fontaines tournées vers le Conseil projetaient un jet d'eau d'un mètre de haut, comme prévu, à peine dévié par le vent. Les fontaines du côté parlement, par contre, ne faisaient que de petites boules d'eau, les bouches d'évacuation de l'eau étaient bouchées, les fontaines se noyaient dans leurs propres flaques.
Je n'essaie pas d'être symbolique. Comme si le Parlement européen, qui n'a toujours pas les compétences d'un vrai parlement, s'étouffait dans ses propres paroles. C'était réellement ainsi.